II
UNE AFFAIRE D’ÉPÉE

— Il faudra tuer, dit don Francisco de Quevedo. Et peut-être beaucoup.

— Je n’ai que deux mains, répondit Alatriste.

— Quatre, rectifiai-je.

Le capitaine ne quittait pas des yeux son pot de vin. Don Francisco ajusta ses lunettes et le regarda d’un air pensif, avant de se tourner à nouveau vers l’homme assis à une table, à l’autre bout de la salle, dans un coin discret de l’auberge. Il y était déjà à notre arrivée, et notre ami le poète l’avait appelé messire Olmedilla, sans présentations ni détails, en ajoutant simplement le mot « comptable » : le comptable Olmedilla. C’était un petit homme maigre, chauve et très pâle. Il avait un aspect timide, chafouin, malgré son vêtement noir et sa petite moustache aux pointes recourbées surmontant une barbe courte et rare. Des taches d’encre maculaient ses doigts : il avait l’air d’un homme de loi ou de cabinet, vivant à la lumière des chandelles entre dossiers et paperasses. Nous le vîmes faire un signe d’assentiment prudent en réponse à la question muette que lui adressait don Francisco.

— L’affaire a deux volets, confirma Quevedo au capitaine. Pour le premier, vous l’assisterez dans certaines démarches…

Il indiqua le petit homme qui restait impassible sous nos regards scrutateurs.

— Pour le second, vous pourrez recruter les gens nécessaires.

— Les gens nécessaires se font payer une avance.

— Dieu y pourvoira.

— Depuis quand mêlez-vous Dieu à ce genre d’affaires, don Francisco ?

— Vous avez raison. De toute manière, avec ou sans Lui, ce n’est pas l’or qui manquera.

Il avait baissé la voix, sans que je puisse savoir si c’était parce qu’il mentionnait l’or ou parce qu’il parlait de Dieu. Les deux longues années écoulées depuis nos démêlés avec l’Inquisition — quand don Francisco de Quevedo, par son adresse à piquer des éperons, m’avait sauvé la vie en plein autodafé — avaient posé quelques rides de plus sur son front. Et puis il paraissait fatigué, tandis qu’il faisait de fréquents emprunts à l’inévitable pichet de vin, cette fois un blanc vieux de Fuente del Maestre. Le rayon de soleil passant par la fenêtre éclairait le pommeau doré de son épée, ma main posée sur la table, le profil à contre-jour du capitaine Alatriste. L’auberge d’Enrique Becerra, fameuse pour son agneau au miel et son ragoût de joue de porc, était proche de la maison close du Rendez-vous de la Lagune, non loin de la porte de l’Arenal ; et du premier étage on pouvait voir, au-delà des murailles et du linge blanc que les catins étendaient sur la terrasse pour le faire sécher au soleil, les antennes, les mâts et les flammes des galères amarrées de l’autre côté du fleuve, sur la rive de Triana.

— Ainsi capitaine, ajouta le poète, encore une fois il va falloir se battre… Mais, ce coup-ci, je ne vous accompagnerai pas.

Maintenant, il souriait, amical et rassurant, avec cet air affectueux qu’il nous avait toujours réservé.

— A chacun son destin, murmura Alatriste.

Il était vêtu de brun, avec un pourpoint en chamois, un col plat à la wallonne, des grègues de toile et des guêtres, à la militaire. Ses dernières bottes aux semelles trouées étaient restées à bord de la Levantina, échangées avec le sous-maître de la chiourme contre des œufs de mulet sèches, des fèves bouillies et une outre de vin destinés à nous sustenter pendant la remontée du fleuve. Pour cette raison, entre autres, mon maître ne semblait pas trop désolé que la première affaire qu’il rencontrait, à peine le pied posé sur la terre d’Espagne, fût une invitation à renouer avec son ancien métier. Peut-être parce que la commande lui venait d’un ami, ou parce que l’ami disait la transmettre de plus haut et de plus grand que lui ; et surtout, j’imagine, parce que la bourse que nous rapportions des Flandres ne tintait plus quand on la secouait. De temps en temps, le capitaine me regardait d’un air rêveur, se demandant quelle était la place exacte, dans tout cela, des seize ans que j’allais avoir et de l’habileté qu’il m’avait lui-même enseignée. Je ne portais pas l’épée, naturellement, et seule ma bonne dague de miséricorde pendait de ma ceinture à la hauteur de mes reins ; mais j’étais maintenant un valet qui avait fait ses preuves à la guerre, éveillé, rapide, courageux et prêt à faire bonne figure si l’occasion se présentait. Pour Alatriste, j’imagine, la question était de savoir s’il devait me garder avec lui ou me laisser à l’écart. Pourtant, de la manière dont se présentaient les choses, il n’était déjà plus maître de décider seul ; pour le meilleur ou pour le pire, nos vies étaient liées. Et puis, comme il venait de le dire lui-même, à chacun son destin. Quant à don Francisco, je déduisis de la façon dont il m’observait, admirant l’épanouissement de ma jeunesse et le duvet sur ma lèvre supérieure et sur mes joues, qu’il pensait de même : j’avais atteint l’âge où un garçon est autant capable de donner des coups que d’en recevoir.

— Iñigo aussi, ajouta le poète.

Je connaissais assez mon maître pour savoir me taire ; et c’est ce que je fis, en contemplant fixement, comme lui, le pot de vin — pour cela aussi, j’avais grandi — posé devant moi sur la table. Don Francisco n’avait pas prononcé ces mots comme une question, mais comme une remarque à propos d’un fait évident ; et, après un silence, Alatriste acquiesça lentement, résigné. Il le fit sans même me regarder, et j’éprouvai une jubilation intérieure, très lumineuse et très forte, que je dissimulai en portant le pot à mes lèvres. Le vin eut le goût de la gloire et de la maturité. Et de l’aventure.

— Buvons à Iñigo, dit Quevedo.

Nous bûmes et, de sa table, le comptable Olmedilla, ce personnage en deuil, mince et pâle, nous accompagna d’une sèche inclinaison de la tête, sans toucher à son pot. Quant au capitaine, à don Francisco et à moi, ce n’était pas le premier godet de la journée, après la rencontre qui nous avait réunis tous les trois dans une accolade sur le pont de bateaux reliant Triana à l’Arenal, à peine débarqués de la Levantina. Nous avions longé la côte depuis le port de Santa Maria, en défilant devant Rota avant de remonter par la barre de Sanlúcar vers Séville, d’abord entre les grandes pinèdes des plages, ensuite entre les futaies, vergers et jardins qui, plus en amont, poussaient dru sur les rives du célèbre cours d’eau que les Arabes appelaient Ouad el Quevir, ou grand fleuve. Par contraste, je me rappelle surtout de ce voyage le sifflet du maître de la chiourme marquant la cadence de la nage des rameurs, l’odeur de saleté et de sueur, les ahans des forçats accompagnés du tintement de leurs chaînes tandis que les rames entraient dans l’eau et en sortaient avec une précision rythmique, poussant la galère contre le courant. Le maître de la chiourme, le sous-maître et l’alguazil parcouraient la coursie en surveillant leurs paroissiens ; et, régulièrement, le fouet s’abattait sur le dos nu d’un traînard pour y tisser un pourpoint sanglant. C’était pitoyable de contempler les rameurs, cent vingt hommes répartis sur vingt-quatre bancs, cinq par rame, crânes rasés et faces hirsutes, torses luisants de sueur, se dressant et se laissant retomber en arrière pour manœuvrer les longs madriers sur chaque flanc. Il y avait là des esclaves maures, d’anciens pirates turcs et des renégats, mais aussi des chrétiens mis aux rames comme forçats, accomplissant les peines d’une justice qu’ils n’avaient pas eu assez d’or pour acheter.

— Ne te laisse jamais traîner ici vivant, m’avait dit Alatriste en aparté.

Ses yeux clairs et froids, inexpressifs, regardaient ramer ces malheureux. Mon maître, je l’ai déjà dit, connaissait bien ce monde, pour avoir servi comme soldat sur les galères du régiment de Naples au temps de La Goulette et des Querquenes ; et, après s’être battu contre les Vénitiens et les Barbaresques, il avait bien failli, en 1613, être mis lui-même à la chaîne sur une galère turque. Plus tard, quand j’ai été à mon tour soldat du roi, j’ai moi aussi navigué à bord de ces navires sur la Méditerranée ; et je puis assurer que peu de choses ont été inventées sur mer qui s’apparentent à ce point à l’enfer. Car, pour montrer combien était cruelle la vie quand on était attaché à la rame, il suffit de dire que même les pires criminels, quand ils étaient condamnés à la chiourme, ne faisaient pas plus de dix ans de peine, parce qu’on estimait que c’était le maximum qu’un homme pouvait supporter sans laisser sa santé, sa raison ou son existence entre punitions et coups de fouet.

Si la chemise leur quittez

et si la peau vous leur lavez,

les signatures y verrez

en grandes lettres bien gravées.

 

Toujours est-il que de la sorte, remontant le Guadalquivir à coups de sifflet et de rames, nous étions arrivés dans la ville qui était la cité la plus fascinante, chambre de commerce et marché du monde, galion d’or et d’argent ancré entre gloire et misère, entre opulence et dilapidation, capitale de la mer océane et des richesses qui entraient par elle avec les flottes annuelles des Indes, peuplée de nobles, de commerçants, de clercs, de filous et de femmes superbes, si riche, si puissante et si belle que même Tyr ou Sidon ne l’égalèrent point en leur temps. Patrie commune, pâture franche, globe infini, mère des orphelins et refuge des pécheurs, comme l’était l’Espagne elle-même en ce temps magnifique et misérable à la fois, où tout était dénuement, et où nul pourtant n’en souffrait s’il usait d’expédients. Où tout était richesse, et où il suffisait d’un moment de distraction pour la perdre — comme aussi la vie.

Nous continuâmes à discuter un long moment dans l’auberge, sans échanger un mot avec le comptable Olmedilla ; mais, lorsque celui-ci se leva, Quevedo nous dit de partir derrière lui en le suivant de loin. Il était bon, précisa-t-il, que le capitaine Alatriste se familiarise avec le personnage. Nous prîmes la rue des Teinturiers, admirant la quantité d’étrangers qui fréquentaient ses auberges, puis nous nous dirigeâmes vers la place de San Francisco et l’église Majeure, et de là, par la rue de l’Huile, nous arrivâmes à l’Hôtel de la Monnaie, près de la tour de l’Or, où Olmedilla avait à faire. Moi, comme le lecteur peut le supposer, je regardais tout en ouvrant grands les yeux : les porches fraîchement balayés où les femmes jetaient l’eau des bassines et disposaient des pots de fleurs, les boutiques de savons, d’épices, de bijoux, d’épées, les cageots des marchandes de fruits, les plats à barbe étincelants accrochés au-dessus de la porte de chaque barbier, les camelots qui vendaient à tous les coins de rue, les dames accompagnées de leurs duègnes, les hommes qui discutaient négoce, les graves ecclésiastiques montés sur leurs mules, les esclaves maures et nègres, les maisons peintes d’ocre et de chaux, les églises avec des toitures ornées d’azulejos, les palais, les orangers, les citronniers, les croix dans les rues pour rappeler quelque mort violente ou interdire aux passants de faire leurs besoins dans les coins… Et tout cela, malgré que l’on fût en hiver, brillait sous un soleil splendide, si bien que mon maître et don Francisco allaient la cape ou le manteau plié en trois sur l’épaule, et les ganses et les boutons de leur pourpoint défaits. À la beauté naturelle de cette cité si fameuse s’ajoutait la présence des rois : aussi Séville et les cent mille habitants et plus qui la peuplaient bouillonnaient-ils d’animation et de festivités. Cette année-là, événement exceptionnel, Sa Majesté le roi Philippe IV se disposait à honorer de son auguste présence l’arrivée de la flotte des Indes, laquelle signifiait un déferlement d’or et d’argent qui, de là, était réparti — plus pour notre disgrâce que pour notre bonheur — dans le reste de l’Europe et du monde. L’Empire d’outre-mer créé un siècle plus tôt par Cortes, Pizarro et autres aventuriers de peu de scrupules et de grande témérité, qui n’avaient rien à perdre sauf la vie et tout à gagner, alimentait maintenant un flux de richesses qui permettaient à l’Espagne de soutenir des guerres ; lesquelles, pour défendre son hégémonie militaire et la vraie religion, lui faisaient affronter la moitié du globe. Cet argent était plus indispensable encore, s’il se peut, sur une terre comme la nôtre où — comme je l’ai fait remarquer ailleurs — tout chrétien se donnait de grands airs, où le travail était mal vu, le commerce avait mauvaise réputation et le rêve du dernier des manants était d’obtenir des lettres d’hidalgo, de vivre sans payer d’impôts et de ne jamais travailler ; de sorte que les jeunes gens préféraient tenter fortune aux Indes ou dans les Flandres plutôt que de languir sur des champs stériles à la merci d’un clergé oisif, d’une aristocratie ignare et avilie, et d’agents royaux corrompus qui leur suçaient le sang et la vie : car c’en est à coup sûr fini de la chose publique, quand les vices des uns se transforment en mœurs de tous ; cessez de tenir le vicieux pour infâme, et toute bassesse devient naturelle. Ainsi, grâce aux riches gisements d’Amérique, l’Espagne a maintenu pendant longtemps un empire fondé sur l’abondance d’or et d’argent, et sur la qualité de sa monnaie qui servait aussi bien pour payer des armées — quand on les payait — que pour importer produits et marchandises d’ailleurs. Parce ce que, si nous pouvions envoyer aux Indes farine, huile, vinaigre et vin, nous dépendions de l’étranger pour tout le reste. Ce qui obligeait à chercher les approvisionnements au-dehors, et c’est à cela qu’ont servi principalement nos doublons d’or et les fameux réaux de huit en argent qui étaient très appréciés. Nous nous maintenions ainsi grâce aux énormes quantités de pièces et de lingots qui voyageaient du Mexique et du Pérou à Séville, pour repartir ensuite dans tous les pays d’Europe et même en Orient, et aller jusqu’en Inde et en Chine. Le fait est que cette richesse a fini par profiter à tout le monde sauf aux Espagnols : avec une Couronne toujours endettée, elle était dépensée avant d’être arrivée ; de sorte que, à peine débarqué, l’or sortait d’Espagne pour être dilapidé dans les régions en guerre, dans les banques génoises et portugaises qui étaient nos créancières, et même dans les mains des ennemis, comme l’a fort bien conté don Francisco de Quevedo lui-même, dans son immortel rondeau :

Il naît honnête aux Indes

sous le regard du monde entier ;

il vient mourir en Espagne,

et à Gênes est enterré.

Qui le porte sur lui est beau,

même laid comme un corbeau,

car c’est un seigneur puissant

que messire l’Argent.

 

Le cordon ombilical qui maintenait en vie la pauvre — quoique paradoxalement riche — Espagne était la flotte de la route des Indes, menacée sur mer par les ouragans autant que par les pirates. C’est pour cela que son arrivée à Séville était une fête indescriptible, car outre l’or et l’argent du roi et des particuliers, elle apportait la cochenille, l’indigo, le bois de Campeche, les grumes du Brésil, de la laine, du coton, du cuir, du sucre, du tabac et des épices, sans oublier l’ail, le gingembre et la soie de Chine venue des Philippines par Acapulco. Ainsi, nos galions naviguaient en convoi de la Nouvelle-Espagne et de la Terre ferme pour se rassembler à Cuba où ils formaient une flotte gigantesque. Et l’on doit reconnaître que, malgré les carences, l’adversité et les désastres, les marins espagnols n’ont jamais cessé de faire leur travail avec honneur. Même dans les pires moments — une fois seulement les Hollandais nous ont pris une flotte entière —, nos navires ont continué à traverser la mer au prix de moult efforts et sacrifices ; et ils ont toujours tenu en respect — sauf en quelques occasions malheureuses — la menace des pirates français, anglais et hollandais, dans ce combat que l’Espagne a livré seule contre de puissantes nations décidées à se partager ses dépouilles.

— On ne voit pas beaucoup le guet, observa Alatriste.

C’était vrai. La flotte était sur le point d’arriver, le roi en personne honorait Séville de sa présence, des services religieux et des cérémonies publiques se préparaient, et pourtant on ne voyait que très peu d’alguazils et d’argousins dans les rues. Les quelques-uns que nous croisâmes allaient tous en groupe, portant plus de fer qu’on n’en trouve dans une fonderie de Biscaye, armés jusqu’aux dents et se méfiant de leur ombre.

— Il y a eu un incident, voici quatre jours, expliqua Quevedo. La justice a voulu se saisir d’un soldat des galères qui sont amarrées à Triana, les soldats et matelots ont accouru à son secours, et la mêlée a été générale… À la fin, les argousins ont réussi à l’emmener, mais les soldats ont assiégé la prison et menacé d’y mettre le feu si l’on ne leur rendait pas leur camarade.

— Et comment cela s’est-il terminé ?

— Le prisonnier avait trucidé un alguazil, aussi l’ont-ils pendu à la grille avant de le leur rendre…

Le poète riait tout bas en racontant cela.

— Si bien que, maintenant, les soldats veulent harrier les argousins, et la justice n’ose plus sortir qu’en détachements serrés et avec d’infinies précautions.

— Et que dit le roi de tout cela ?

Nous étions à l’ombre du bastion du Charbon, juste devant la tour de l’Argent, tandis que le dénommé Olmedilla réglait ses affaires dans l’Hôtel de la Monnaie. Quevedo indiqua les murailles de l’ancien château arabe qui se prolongeaient vers le clocher très haut de l’église Majeure. Les uniformes jaune et rouge de la garde espagnole — je ne pouvais imaginer que, bien des années plus tard, je porterais le même — se dessinaient sur les créneaux décorés aux armes de Sa Majesté. D’autres sentinelles, portant des hallebardes et des arquebuses, veillaient à la porte principale.

— Sa Majesté catholique, sacrée et royale ne sait que ce qu’on lui raconte, dit Quevedo. Le grand Philippe est logé à l’Alcazar, et il n’en sort que pour aller à la chasse, aux fêtes et visiter un couvent la nuit… Naturellement, notre ami Guadalmedina l’escorte. Ils sont devenus intimes.

Ainsi prononcé, le mot « couvent » me rappelait de cruels souvenirs ; et je ne pus réprimer un frisson en repensant à la pauvre Elvira de la Cruz et au danger que j’avais couru de griller sur un bûcher. Pour l’heure, don Francisco observait une dame de belle allure, que suivaient sa duègne et une esclave maure chargée de paniers et de paquets, et qui découvrait ses mollets en retroussant le bas de sa robe pour éviter d’énormes crottins de cheval tapissant la rue. Lorsque la dame passa près de nous pour se diriger vers une voiture attelée à deux mules qui attendait un peu plus loin, le poète ajusta ses lunettes puis, très poli, ôta son chapeau. « Lisi », murmura-t-il avec un sourire mélancolique. La dame répondit par une légère inclinaison de la tête, avant de serrer un peu plus sa mante. Derrière, la duègne, une vieille en deuil avec ses dentelles d’un noir de corbeau et son long chapelet de quinze dizaines, foudroya Quevedo du regard, lequel lui tira la langue. En les voyant s’éloigner, il sourit avec tristesse et revint à nous sans rien dire. Le poète était vêtu avec sa sobriété habituelle : souliers à boucles d’argent et bas de soie noire, habit gris très sombre et chapeau de même couleur agrémenté d’une plume blanche, la croix de Saint-Jacques brodée en rouge sous le manteau plié sur l’épaule.

— Les couvents sont sa spécialité, ajouta-t-il après une brève pause, songeur, les yeux encore fixés sur la dame et sa suite.

— Vous parlez de Guadalmedina ou du roi ?

Maintenant c’était Alatriste qui souriait sous sa moustache de soldat. Quevedo tarda à répondre, et il ne le fit qu’après un profond soupir.

— Des deux.

Je me mis à côté du poète, sans le regarder.

— Et la reine ?

Je lui posai la question sur un ton anodin, respectueux et irréprochable. La curiosité d’un enfant. Don Francisco me jeta un regard pénétrant.

— Toujours aussi belle, répliqua-t-il. Elle parle un peu mieux la langue d’Espagne.

Il regarda Alatriste puis reporta les yeux sur moi ; il y avait des étincelles amusées dans ses yeux, derrière les verres de ses lunettes.

— Elle la pratique avec ses dames et ses suivantes… Et ses menines.

Mon cour battit si fort que je craignis que cela ne se remarquât.

— Elles l’accompagnent toutes dans ce voyage ?

— Toutes.

La rue tournait autour de moi. Elle était dans cette cité fascinante. Je regardai les environs, vers l’Arenal qui s’étendait, désert, entre la ville et le Guadalquivir, l’un des lieux les plus pittoresques de la cité, avec Triana de l’autre côté, les voiles des caravelles de pêche à la sardine et à la crevette, et toutes sortes de petits bateaux allant et venant entre les deux bords, les galères du roi amarrées à la rive de Triana, la couvrant jusqu’au pont de bateaux, l’Altozano et le sinistre château de l’Inquisition qui s’y dressait, et la profusion des grands navires sur notre rive : une forêt de mâts, de vergues, d’antennes, de voiles et de flammes, avec la foule, les entrepôts des commerçants, les ballots de marchandises, le martèlement des charpentiers de marine, la fumée des calfats et les poulies de la machine navale avec laquelle on carénait les bateaux dans l’embouchure du Tagarete.

Le Biscayen livre le fer,

les cordes et le bois de pin,

l’Indien, l’ambre gris,

la perle, l’or, l’argent,

le bois de Campeche et le cuir.

Tout est richesse en ce rivage.

 

Le souvenir de la comédie L’Arenalde Séville que j’avais vue, enfant, au théâtre du Prince avec Alatriste, ce fameux jour où Buckingham et le prince de Galles s’étaient battus à ses côtés, demeurait gravé dans ma mémoire. Et soudain, ce lieu, cette ville qui était déjà naturellement splendide, devenait magique, merveilleux. Angelica d’Alquézar était là, et je pourrais peut-être la voir. Craignant que le trouble qui m’agitait ne fût visible de l’extérieur, je jetai un regard en dessous à mon maître. Par chance, d’autres inquiétudes occupaient les pensées de Diego Alatriste. Il observait le comptable Olmedilla, qui avait terminé son affaire et marchait vers nous d’un air aussi cordial que si nous étions là pour lui apporter l’extrême-onction : sérieux, endeuillé des pieds à la tête, chapeau noir à bord court et sans plumes, et cette curieuse barbiche clairsemée qui accentuait son aspect de rat morose ; l’air antipathique d’un homme qui souffre d’humeurs acides et d’une mauvaise digestion.

— Pourquoi avons-nous besoin de pareil mollusque ? murmura le capitaine, en le regardant approcher. Quevedo haussa les épaules.

— Il est ici avec une mission… C’est le comte et duc lui-même qui tire les ficelles. Et son travail déplaira à plus d’un.

Olmedilla salua d’une brève inclinaison de la tête et nous reprîmes derrière lui notre marche vers le port de Triana. Alatriste parlait à Quevedo à mi-voix :

— Quel est son travail ?

Le poète répondit sur le même mode :

— Eh bien, cela : comptable. Expert dans l’art de dresser des comptes… Un individu qui s’y connaît bien en chiffres, tarifs douaniers et choses de ce genre. Capable d’en remontrer à Juan de Leganés.

— Quelqu’un a volé plus que ce qui est normal ?

— Il y a toujours quelqu’un qui vole plus que ce qui est normal.

Le large bord de son chapeau mettait un masque d’ombre sur le visage d’Alatriste ; cela accentuait la clarté de ses yeux, où se reflétaient la lumière et le paysage de l’Arenal.

— Et quel est notre rôle, dans cette partie ?

— Je sers seulement d’intermédiaire. Je suis bien vu à la Cour, le roi me demande des mots d’esprit, la reine me sourit… Je rends quelques petits services au favori, et il me renvoie la pareille.

— Je suis heureux que la Fortune vous ait enfin souri.

— Ne le dites pas si fort. Elle m’a joué tant de tours que je la regarde avec méfiance.

Amusé, Alatriste observait le poète.

— En tout cas, je vous retrouve bon courtisan.

— Ne vous moquez pas, seigneur capitaine.

Quevedo, mal à l’aise, s’éclaircissait la gorge.

— Il n’est pas fréquent que les muses soient compatibles avec la bonne chère. Aujourd’hui je suis dans une période de veine, je suis populaire, mes vers sont lus partout… On m’attribue même, comme d’habitude, ceux qui ne sont pas de moi ; y compris certains qui ont été commis par ce giton de Góngora, cet enfant de Babylone et de Sodome, dont les aïeux ne se sont jamais fatigués d’abominer le lard et de ferrer les chaussures à Cordoue. Et dont je viens de saluer les derniers poèmes publiés, par quelques fins dizains qui se terminent ainsi :

Laissez là les ventosités : car en l’affaire vous n’étiez qu’un égout par où le Parnasse de l’ordure se débarrasse.

« … Mais revenons aux choses sérieuses : je vous disais que le comte et duc se plaît à m’accorder ses faveurs. Il me flatte et m’utilise… Quant à vous, seigneur capitaine, il s’agit d’un caprice personnel du favori : il a quelque raison de se souvenir de vous. S’agissant d’Olivares, est-ce bon, est-ce mauvais, qui le sait ? C’est peut-être bon. D’ailleurs, en certaine occasion, vous lui offrîtes votre épée s’il vous aidait à sauver Iñigo.

Alatriste m’adressa un rapide coup d’œil puis acquiesça lentement, en réfléchissant.

— Il a une maudite bonne mémoire, le favori, dit-il.

— Oui. Pour ce qui l’intéresse.

Mon maître étudia le comptable Olmedilla, qui allait toujours quelques pas devant nous, les mains croisées dans le dos et l’air maussade, au milieu de l’agitation du port.

— Il ne semble pas très causant, commenta-t-il.

— Non.

Quevedo eut un rire moqueur.

— En cela, vous vous accorderez bien, lui et vous, seigneur capitaine.

— Est-ce un personnage important ?

— Je vous l’ai dit : un simple agent du roi. Mais il a eu en charge toute la paperasse, dans le procès en malversation contre don Rodrigo Calderón… Vous vous rappelez les faits.

Il laissa s’écouler un moment de silence pour que le capitaine comprenne tout ce que cela impliquait. Alatriste siffla entre ses dents. L’exécution publique du puissant Calderón avait, en son temps, mis toute l’Espagne sens dessus dessous.

— Et sur la trace de qui est-il, maintenant ? Le poète fit deux fois non de la tête et chemina quelques pas sans parler.

— Quelqu’un vous l’expliquera ce soir, finit-il par concéder. Quant à la mission d’Olmedilla, et par ricochet la vôtre, disons que la commande vient du favori, et l’impulsion du roi.

Alatriste hocha la tête, incrédule.

— Vous galéjez, don Francisco ?

— Non, je vous jure que non. Ou alors que le diable m’emporte… Ou que ce vilain bossu de Ruiz de Alarcón me suce tout le talent que j’ai dans la cervelle.

— Sacrebleu.

— C’est ce que j’ai dit moi-même quand on m’a demandé de servir d’intermédiaire : sacrebleu. L’aspect positif, c’est que, si tout se passe bien, vous aurez quelques écus à gaspiller.

— Et si cela se passe mal ?

— Alors je crains que vous ne regrettiez les tranchées de Breda… — Quevedo soupira en regardant autour de lui comme quelqu’un qui cherche à changer de conversation.

— Je regrette de ne pouvoir vous en dire plus pour le moment.

— Je n’ai guère besoin de plus.

L’ironie et la résignation dansaient dans le regard voilé de mon maître.

— Je veux seulement savoir d’où viendront les coups.

Quevedo haussa les épaules.

— De partout, comme toujours.

Il continuait d’observer les alentours, indifférent.

— Vous n’êtes plus dans les Flandres… Ici, c’est l’Espagne, capitaine Alatriste.

Ils convinrent de se revoir le soir, à l’auberge de Becerra. Le comptable Olmedilla, toujours plus triste qu’une boucherie en Carême, se retira pour se reposer dans la pension de la rue des Teinturiers où il logeait et qui disposait aussi d’une chambre pour nous. Mon maître passa l’après-midi à s’occuper de ses affaires : il fît viser son congé militaire et se procura du linge blanc et des vivres — ainsi que des bottes neuves — avec l’argent que lui avait donné don Francisco comme avance sur le travail. Quant à moi, j’eus tout loisir de me promener ; et mes pas me menèrent au cour de la ville, où je pris plaisir à l’ambiance des rues et des ruelles circulaires, très étroites et pleines de voûtes, armoiries sculptées, croix, retables avec des christs, des vierges et des saints, encombrées de carrosses et de chevaux, à la fois sales et opulentes, grouillantes de vie, avec des petits groupes sur le seuil des tavernes et des cours intérieures, et des femmes — que je regardais avec intérêt depuis mes expériences flamandes — très brunes, soignées, désinvoltes, dont l’accent particulier donnait aux conversations un timbre très doux. J’admirai ainsi des palais avec des patios magnifiques derrière leurs grilles en fer forgé, des chaînes sur les portes pour montrer qu’ils échappaient à la justice ordinaire, et je compris que, tandis qu’en Castille les nobles poussaient le stoïcisme jusqu’à se ruiner plutôt que de travailler, l’aristocratie sévillane avait les idées autrement larges, n’hésitant pas, souvent, à faire coïncider les mots « hidalgo » et « marchand » ; de sorte que l’aristocrate ne dédaignait pas le négoce s’il rapportait de l’argent, et que le commerçant était prêt à dépenser autant d’or qu’il en est au Potosi afin d’être tenu pour un hidalgo — même les tailleurs exigeaient que l’on prouvât la pureté de son sang pour entrer dans leur corporation. Cela donnait lieu, d’une part, au spectacle de nobles s’abaissant à user de leur influence et de leurs privilèges pour faire fortune en catimini ; et, de l’autre, à ce que le travail et le commerce, si utiles aux nations, continuent d’être mal vus et restent entre les mains d’étrangers. Ainsi la plupart des nobles sévillans étaient des plébéiens riches qui achetaient leur accession au rang supérieur par l’argent et des mariages avantageux, et qui devenaient honteux de leurs dignes emplois. On passait donc d’une génération de marchands à une autre d’héritiers parasites et anoblis, qui reniaient l’origine de leur fortune et la dilapidaient sans scrupules. Et voilà pourquoi, en Espagne, le grand-père était marchand, le père gentilhomme, le fils tenancier de tripot et le petit-fils mendiant.

Je visitai aussi le quartier de la Soie, dont l’enceinte fermée était pleine de boutiques offrant de somptueuses marchandises et des bijoux. J’étais vêtu de chausses noires avec des guêtres de soldat, d’un ceinturon de cuir, la dague en travers des reins, d’un justaucorps de coupe militaire sur la chemise rapiécée, et je portais un bonnet de velours flamand très élégant, butin guerrier d’un temps désormais révolu. S’ajoutant à ma jeunesse, cela me donnait, ma foi, bonne tournure ; et je me divertis à prendre des airs entendus de vétéran devant les boutiques d’armuriers de la rue de la Mer et de celle des Biscayens, ou dans la rue du Serpent où se pressaient les fiers-à-bras, les filles de joie et les gens de petite et grande truanderie, devant la célèbre prison qui avait tenu enfermé entre ses murs noirs Mateo Alemán, et où le bon Miguel de Cervantès lui-même avait tristement échoué. Je me pavanai aussi près de cette université de la truanderie qu’est le parvis légendaire de l’église Majeure, fourmillant de vendeurs, d’oisifs et de mendiants exhibant, écriteau au cou, des plaies et des infirmités plus fausses que le baiser de Judas, ou de manchots qui prétendaient avoir perdu leur bras dans les Flandres : amputations réelles ou feintes, toutes mises sur le compte d’Anvers ou de la Mamora, comme elles auraient pu l’être sur celui de Roncevaux ou de Numance ; car, à bien regarder certains de ces prétendus mutilés pour la vraie religion, le roi et la patrie, on comprenait facilement que la seule fois qu’ils avaient vu un hérétique ou un Turc, c’était de loin et dans une cour de comédie.

Je terminai devant les Alcazars royaux, contemplant l’étendard d’Autriche qui flottait au-dessus des créneaux, et les imposants soldats de la garde avec leurs hallebardes devant la porte principale. Je me promenai là un moment, parmi les groupes de Sévillans qui attendaient dans l’espoir de voir Leurs Majestés entrer ou sortir. Et il advint que, prétextant que le peuple s’était trop approché du chemin d’accès, et moi avec lui, un sergent de la garde espagnole vint dire, de façon fort grossière, que nous devions déguerpir. Les curieux obéirent sur-le-champ ; mais le fils de mon père, piqué au vif par les manières du militaire, traîna des pieds d’un air hautain qui fit monter la moutarde au nez de l’autre. Il me bouscula sans ménagement ; et moi, que ni mon âge ni mon récent passé flamand ne rendaient tolérant en la matière, je me rebiffai tel un jeune coq, piqué au vif par un si grand affront, la main sur la poignée de ma dague. Le sergent, un personnage ventru et moustachu, ricana.

— Tiens donc, monsieur le matamore, dit-il en me toisant de haut en bas. Tu vois rouge trop vite, mon joli.

Je le regardai droit dans les yeux, sans la moindre vergogne, avec le mépris du vétéran que, malgré ma jeunesse, j’étais réellement. Ce gros lard avait passé les deux dernières années à se goinfrer, à se pavaner dans les palais royaux et les alcazars avec son bel uniforme à carreaux jaunes et rouges, pendant que je me battais aux côtés du capitaine Alatriste et voyais mourir les camarades à Oudkerk, au moulin Ruyter, à Terheyden et dans les fossés de Breda, ou que je tâchais de survivre en fourrageant derrière les lignes ennemies avec la cavalerie hollandaise à mes trousses. Il est vraiment injuste, pensai-je soudain, que les êtres humains ne puissent porter leurs états de service écrits sur la figure. Puis je me souvins du capitaine Alatriste et me dis, en manière de consolation, que certains, pourtant, les portaient. Je me fis la réflexion que, un jour peut-être, les gens sauraient, rien qu’à me regarder, ce que j’avais fait, moi aussi, ou le devineraient ; et que les sergents gros ou maigres, qui n’ont jamais eu leur âme suspendue au fil d’une épée, sentiraient le sarcasme leur mourir dans la gorge.

— Celle qui voit rouge, c’est ma dague, animal, dis-je d’un ton ferme.

L’autre, qui ne s’attendait à rien de tel, en riboula des yeux. Je vis qu’il m’examinait de nouveau. Cette fois, il se rendit compte du mouvement de ma main que j’avais passée derrière mon dos pour la poser sur la poignée damasquinée dépassant de mon ceinturon. Puis il arrêta son regard sur mes yeux avec une expression stupide, incapable de lire ce qu’il y avait dedans.

— Par le Christ, je vais…

Le sergent écumait, et ce n’était pas feint. Il leva une main pour me souffleter, ce qui est la plus impardonnable des offenses — du temps de nos grands-parents, seul pouvait être souffleté un homme sans heaume ni cotte de mailles, ce qui signifiait qu’il n’était pas gentilhomme — et je me dis : nous y voilà. Qui veut de tout tirer raison finit vite en prison ; et je viens de me mettre dans un pétrin sans issue, parce que je m’appelle Iñigo Balboa Aguirre et que je suis d’Onate, parce que, de surcroît, je reviens des Flandres, parce que mon maître est le capitaine Alatriste et parce que je dois répondre présent partout où l’honneur se paye au prix de la vie. Que ça me plaise ou non, me voici engagé ; et donc, quand il abaissera cette main, je n’aurai d’autre solution que d’expédier en échange un coup de dague dans la panse de ce gros lard, tiens, prends ça, voici la monnaie de ta pièce, et ensuite de m’esbigner en courant comme un dératé me mettre à l’abri en espérant que personne ne me rattrapera. Ce qui, dit plus brièvement — et pour parler comme don Francisco de Quevedo —, signifiait qu’encore un coup, et pour changer, il allait falloir se battre. Je retins donc mon souffle et m’y préparai avec cette résignation fataliste du vétéran que je devais à mon récent passé. Mais Dieu doit occuper ses moments perdus à protéger les jeunes gens arrogants, car, à cet instant, on entendit un bruit de roues et de sabots sur le gravier. Le sergent, qui n’était pas assez sot pour oublier où était son véritable intérêt, m’oublia sur-le-champ et courut mettre ses hommes en rang ; et je restai là, soulagé, en pensant que je venais de l’échapper belle.

Des carrosses sortirent des Alcazars et, à leurs armoiries, à l’escorte de cavaliers, je compris que c’était Sa Majesté la reine qui passait avec ses dames et ses suivantes. Alors mon cœur, qui était resté régulier et ferme durant l’affrontement avec le sergent, se déchaîna comme si l’on venait de lui lâcher les rênes. Tout tourna autour de moi. Les carrosses défilaient au milieu des saluts et des vivats des gens qui se précipitaient sur leur passage, et une main blanche, royale, belle et couverte de bijoux s’agitait avec élégance à une portière, pour répondre gracieusement aux hommages. Mais j’attendais autre chose, et je cherchai avec fièvre, à l’intérieur des autres carrosses, l’objet de mon émoi. Ce faisant, j’enlevai mon bonnet et me dressai de toute ma taille, tête nue et immobile devant la vision fugace de visages féminins couronnés de chignons ou de longues boucles, masqués par des éventails, de mains s’agitant pour saluer, de dentelles, de satins et de guipures. Dans la dernière voiture, enfin, j’aperçus une chevelure blonde sur des yeux bleus qui m’observèrent au passage, en me reconnaissant, intenses et surpris, avant que la vision ne s’éloigne et que je reste à contempler le dos du laquais juché à l’arrière du carrosse et la poussière soulevée par les pelotons de cavaliers de l’escorte.

À ce moment-là, j’entendis derrière moi un sifflement. Un sifflement que j’eusse été capable de reconnaître jusqu’en enfer. Très exactement : tindi-ta-ta. Et, me retournant, je me trouvai face à un fantôme.

— Tu as grandi, marmouset.

Gualterio Malatesta me regardait droit dans les yeux, et j’eus la certitude qu’il savait lire dedans. Il était vêtu de noir, comme toujours, avec un chapeau de même couleur à très large bord, et la redoutable épée à longs quillons pendant de son baudrier de cuir. Il ne portait ni cape ni manteau. Il était toujours aussi maigre que grand, avec ce visage dévasté par la petite vérole et les cicatrices qui lui donnaient un aspect cadavérique et tourmenté, que le sourire qu’il m’adressait en ce moment accentuait au lieu de l’atténuer.

— Tu as grandi, répéta-t-il, songeur.

Il parut sur le point d’ajouter « depuis la dernière fois », mais il ne le fit pas. La dernière fois, c’était sur le chemin de Tolède, le jour où il m’avait mené en voiture fermée aux cachots de l’Inquisition. Pour des raisons différentes, le souvenir de cette aventure lui était aussi pénible qu’à moi.

— Comment se porte le capitaine Alatriste ?

Je ne répondis pas, me bornant à soutenir son regard sombre et fixe comme celui d’un serpent. En prononçant le nom de mon maître, son sourire s’était fait plus dangereux sous la fine moustache taillée à l’italienne.

— Je vois que tu continues d’être un garçon peu causant.

Il tenait la main gauche, gantée de noir, sur la coquille de son épée et se tournait d’un côté et de l’autre, l’air distrait. Je l’entendis émettre un léger soupir. Presque ennuyé.

— Alors, à Séville aussi… dit-il, puis il se tut, sans que j’arrive à savoir à quoi il faisait allusion.

Sur ce, il lança un coup d’œil au sergent de la garde espagnole, occupé avec ses hommes près de la porte, et eut un mouvement du menton pour le désigner.

— J’ai assisté à ton incident avec lui. J’étais derrière, dans la foule…

Il m’étudiait, comme s’il évaluait les changements qui s’étaient opérés en moi depuis la dernière fois.

— Je vois que tu es toujours aussi pointilleux sur les questions d’honneur.

— Je reviens des Flandres, fut la réponse que je me crus obligé de faire. Avec le capitaine.

Il hocha la tête. J’observai qu’il avait maintenant quelques poils gris dans la moustache et dans les pattes qui émergeaient de son chapeau noir. Et aussi de nouvelles rides, ou de nouvelles cicatrices, sur le visage. Les années passent pour tout le monde, pensai-je. Y compris pour les misérables spadassins.

— Je sais où tu étais, dit-il. Mais que tu reviennes des Flandres ou non, il serait bon que tu te rappelles une chose : l’honneur est toujours compliqué à acquérir, difficile à conserver et dangereux à porter… Demande plutôt à ton ami Alatriste.

Je le dévisageai avec toute la dureté dont je pouvais faire preuve.

— Allez-lui demander vous-même, si vous osez. Le sarcasme glissa sur l’expression imperturbable de Malatesta.

— Je connais déjà la réponse, dit-il, impavide. Les affaires que j’ai à régler avec lui sont moins rhétoriques.

Il continuait à regarder d’un air songeur dans la direction des gardes de la porte. Finalement, il eut un ricanement, dents serrées, comme s’il pensait à une plaisanterie qu’il n’avait pas l’intention de partager avec d’autres.

— Il y a de pauvres hères, dit-il soudain, qui n’apprennent jamais rien ; comme cet imbécile qui levait la main sans se méfier des tiennes…

Les yeux de serpent, noirs et durs, revinrent se fixer sur moi.

— Moi, je ne t’aurais jamais laissé l’occasion de tirer cette dague, vaurien.

Je me tournai pour observer le sergent de la garde. Il se pavanait au milieu de ses soldats, tandis que ceux-ci refermaient les portes des Alcazars royaux. C’était vrai : ce personnage ignorait à quel point il avait été près de recevoir plusieurs pouces de fer dans les tripes. Et moi d’être pendu par sa faute.

— Souviens-t’en la prochaine fois, dit l’Italien.

Quand je me retournai, Gualterio Malatesta n’était plus là. Il avait disparu dans la foule et je pus seulement voir son chapeau noir qui s’éloignait entre les orangers, sous la tour de la cathédrale.